Lettre à ma fille sur la peste et le choléra
Le climat se tend, Facebook est devenu une arène où les amis se fâchent. Ceux dont on ne doutait pas et qui ne doutaient pas de nous, questionnent nos choix et on s’inquiète des leurs. Le mot «gauche» qui naguère pouvait servir de ralliement, taille trop grand et plaide à charge : on ne peut l’être si on ne fait pas barrage à Le Pen et pas plus si on vote Macron. Même entre père et fille, la tension monte. Tu as voté en insoumise, je me suis mis En Marche et nous voilà à la veille du deuxième tour. Que faire et que se dire en ce dernier jour d’une campagne (qu’il faudra savoir terminer), avant de gagner l’isoloir, ce confessionnal de la République, avec nos deux bulletins de vote réglementaires de ce dimanche.
D’abord une qualité que je vois à ton candidat comme au mien : avoir su redonner le goût de la politique à ta génération, le goût de ses débats et aussi l’espoir qui peut l’accompagner. C’est pourquoi je veux me tenir à distance de toute condescendance de l’âge, celle qui me ferait considérer avec le sourire inquiet du vieux sage, l’aspiration d’une jeunesse en mal de son mai 68 à un idéal qui pourrait la mener droit dans le mur. Mais laissons aussi de côté celle qui te ferait dire qu’au fond les vieux ne votent que pour leurs intérêts et que virer à droite est dans la nature des choses après 50 ans. Acceptons aussi d’être tous les deux du bon côté de la barrière sociale, mais aussi des citoyens et des sujets politiques capables de s’élever pour une part au-dessus de ce qui nous détermine. Deuxième piège à éviter, le recours à l’histoire, je m’abstiendrai d’évoquer les trotskystes qui disaient « ils se valent » en 1944 et tu feras l’économie d’une dissertation sur la façon dont la république de Weimar a accouché du fascisme. Non pas que tout cela ne soit pas intéressant, mais nous n’en sommes plus au cours d’histoire, celle-ci est en train de se faire. Au fond nous en savons assez sur le FN aujourd’hui, sur son idéologie, qui, dédiabolisé et libéré de la faconde antisémite du père et même si les formes de la démocratie sont respectées, demeure bien ce qu’il est, un nationalisme xénophobe qui flirte avec le racisme, lorsqu’il s’incarne dans la fille ou la petite fille.
D’ailleurs la question ne porte pas sur l’accès immédiat au pouvoir de Marine Le Pen et du Front national. Le pugilat final a démontré l’incompétence de la candidate et l’impéritie des propositions, mais surtout sa conception même du débat : l’invective, le mensonge, la simplification à l’extrême, le passage en force, un peu à l’image de la façon dont elle exercerait sans doute le pouvoir, si par malheur celui-ci lui revenait. Et c’est pour cela qu’il est important d’indiquer par nos voix que ce n’est même pas une option. Ceux qui prônent l’abstention ou le vote blanc n’escomptent pas que cela advienne, mais alors pourquoi prendre le risque ? Passagers clandestins du rejet ferme du FN, la menace du vote blanc ou de l’abstention vise à affaiblir le candidat du centre avant les législatives, dans un calcul qui anticipe sa victoire. Mais du coup en renforçant le poids politique des Le Pen aux mêmes échéances ou aux suivantes. C’est là tout l’enjeu, c’est là qu’il faut savoir distinguer entre l’adversaire et l’ennemi , entre ce qui perpétue un cadre démocratique et ce qui le fragilise où le détruit. Cet écart sera en partie le gradient des rapports de force à venir, avec la vraie droite (que serait-il advenu si Fillon n’avait pas fait languir sa Pénélope à Sablé-sur-Sarthe au frais de la République et avait emporté le pompon, vous seriez tous dans la rue ?) comme avec l’extrême droite. Nul chantage, nul mépris, mais une invitation à s’allier contre ce à quoi tout nous oppose, ce qui est la base même du politique.
Jean-Luc Mélenchon a su incarner des idées fortes, tes idées. Il t’a redonné le goût de la politique, entre posture d’instituteur à l’ancienne et hologramme futuriste. Il t’a parlé de demain, de transition écologique, d’une société plus égalitaire, d’une nouvelle façon de participer à la vie de la cité, de constituante et de 6e République. Il a eu raison.
Mais cette tentation du ni-ni, de faire fi du front républicain au profit du renvoi dos à dos, de la mise en équivalence, voire en séquence de « l’ulra-libéralisme » et du « fascisme », l’argument des deux faces de la même monnaie est dur à entendre, à comprendre. L’antienne du « bonnet blanc et blanc bonnet », voire dans une version plus virulente de la peste et du choléra, crée une confusion dommageable, un galimatias dont les effets politiques se feront sentir. Les Insoumis qui crient au chantage moral, à la pression médiatique insupportable, en justifiant leur position par une causalité entre l’offre politique social-libérale d’En Marche et le programme socialiste (en apparence) et nationaliste du FN, mettent en accusation sans nuance, en leur disant que voter pour lui, c’est voter pour elle, le choix de ceux qui pensent que Macron et Le Pen, ce n’est pas la même chose. Pour moi, l’un incarne une conception de la démocratie partageable, un idéal européen améliorable, des valeurs libérales, discutables donc, mais aussi riches de tous les sens du terme, l’autre la Nation réduite à la tribu, voire au clan, l’ostracisme, le tout appuyé sur un discours social malthusien dont l’équilibre (imaginaire) n’est atteint que par l’exclusion de l’autre. Sur le plan du libéralisme politique et sociétal, les différences aussi sont fondamentales. Le mariage pour tous serait remis en cause si le Front national parvient au pouvoir et la laïcité pervertie des Le Pen tombera bas le masque pour s’avouer pour ce qu’elle est, une xénophobie. Les positions claires d’Emmanuel Macron sur tous ces points, sur sa conception de la manière de faire cohabiter différentes confessions ou absence de confession, comme celles qu’il avait pris naguère sur la déchéance de nationalité, ont beaucoup compté dans les suffrages qu’il a conquis. Si j’espère qu’il en sera de même pour le tien mais mon but n’est pas de te convertir à En Marche, même si d’autres jeunes gens paraissent y trouver eux aussi leur soif de changer la société. Je voudrais simplement revenir sur quelques points pour mesurer les écarts, réels, mais non point infranchissables comme on se plait à les décrire donc à les creuser.
L’Europe nous divise bien sûr. Du moins a-t-elle été est au cœur du débat et c’est une bonne chose. Est-elle définitivement le larvatus prodeo d’une mondialisation capitaliste ou au contraire le moyen d’y répondre malgré tout ? Cette question, laissée en suspens depuis 2005, j’en conviens, il appartiendra à Emmanuel Macron d’y répondre. Une Europe trop vaste peut-être, qui se définit d’abord comme un marché, pas assez transparente, pas assez démocratique certes, mais une Europe, pour mal aboutie qu’elle soit, qui est toujours plus indispensable au monde face aux USA de Trump, à la Russie de Poutine, à la Chine de Xi Jinping, avec son modèle démocratique et social spécifique et ses valeurs issues des lumières. L’ordo-libéralisme allemand n’est pas gravé dans le marbre, l’austérité non plus et même outre-Rhin on finit par le savoir. Si la France veut continuer à peser sur le monde, c’est à travers l’Europe, et non en s’en retirant. Le chantage à la rupture conduit à la rupture et l’histoire nous a appris tous les risques qu’un plan B nous ferait courir. Même Varouflakis a décerné à Macron un brevet d’européanité authentique.
Sur l’écologie, ton candidat a eu raison d’insister sur l’enjeu majeur d’une transition nécessaire. Cette dimension n’est néanmoins pas absente du programme de Macron, soutenu par Dany le Vert, qui a bien intégré la nécessité d’une croissance différenciée. La société civile aura à continuer à faire pression sur ces questions qui touchent au politique, mais aussi à nos habitudes de consommation et à nos modes de vie.
Sur les institutions, et le renouveau politique attendu, la promesse d’une 6e République est alléchante, mais la plasticité de la 5e n’a peut-être pas dit son dernier mot. L’écroulement des partis de gouvernement, un jeu qui se complexifie bien au-delà de l’UMPS si chère au FN, les primaires qui ont bouleversé la donne, le renouvellement d’une large partie de la chambre avec le non-cumul et la montée en puissance de la société civile, promettent si ce n’est la révolution ou le grand soir en tout cas de bien secouer le paysage.
La vraie pierre d’achoppement, c’est bien sûr la montée des inégalités et cette tension entre les centres et les périphéries, révélée lors du premier tour, mais que nul ne peut ignorer depuis longtemps. Macron aura, tu as raison, à démontrer que les axes ouverture / fermeture et France d’en haut / France d’en bas ne sont un seul et même vecteur. Mais il me semble qu’il oppose à la promesse de conflit frontal à gauche (théorisée par Chantal Mouffe) et à l’unité organique construite contre l’autre de l’extrême droite, une ambition à la fois plus positive et plus inclusive. Il est vrai que je crois peu aux classes, pilier de la lecture marxiste de l’histoire. Je crois aux conditions, je crois au poids, quelquefois insupportable, qui peut peser sur les moins nantis, je crois que l’inégalité quand elle confine à l’injustice, quand elle n’est pas équilibrée par un fort sentiment d’appartenance citoyenne, peut conduire à l’humiliation et donc à la colère, mais je ne crois pas à une réification des groupes humains, front contre front, sur la seule base sociale. Il y a dans le programme d’En Marche, une attention à cette dimension à travers la question de l’école, du pouvoir d’achat, des protections attachées à l’individu, des mobilités à refonder, qui le rapproche aussi du modèle scandinave, qui permet à la fois l’autonomie, l’émancipation et la protection des acteurs. Un ancien banquier d’affaires, encoure à l’avance les foudres ad hominem de la gauche de la gauche, mais il sera aussi sans doute assez bien placé pour initier une réévaluation des rapports entre le politique et l’économique. La crise mondiale que l’on a connue, a montré les limites de cet l’ultralibéralisme dont on l’accuse à tort, qui s’est déployé depuis 30 ans sans retenue, face au modèle des économies planifiées qui avaient laissé derrière elles un champ de ruines, mais aussi au désinvestissement des États démocratiques cédant au primat de l’économique. Les équilibres négociés élaborés naguère de part et d’autre du Rhin se sont usés sous les coups de boutoir de la mondialisation. Il y a donc urgence à refonder un pacte social sur des bases nouvelles, dans le cadre européen, à ne pas seulement corriger les écarts sociaux les plus manifestes par la redistribution, mais à doter en amont chacun de meilleures chances de conquérir de nouvelles places en échappant à la seule reproduction. Il ne s’agit pas seulement de défendre les emplois ou les services publics contre la logique de marché, il s’agit de refonder un nouvel équilibre entre l’État, les entreprises, les salariés, les citoyens et les consommateurs. Le retour à l’État-providence tel qu’il se définissait ne paraît guère possible, ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse élaborer un modèle social plus juste et plus efficace en repensant l’éducation, la fiscalité, la protection sociale ou le rôle économique de la puissance publique. C’est dans cet espace que Emmanuel Macron peut déployer à la fois son savoir-faire et sa vision du monde, pour proposer au Français une synthèse nouvelle, et non pas un balancement entre deux postures l’une comme l’autre caduques. Je crois qu’il a conscience de ce clivage et qu’il ne souhaite pas s’y laisser enfermer pour au contraire recréer une dynamique (il serait temps de sortir de cette fichue crise) qui soit capable d’emporter le plus grand nombre, y compris ceux qui se sentent exclus, qu’on n’entend pas, qu’on ne voit pas et à qui il faut redonner la parole.
Si Emmanuel Macron a un parcours classique d’inspecteur des finances, il y a aussi dans sa trajectoire, j’ose le dire, une part d’insoumission. Il a su briser les carcans de l’intérieur, s’affranchissant du vieux parti, de l’onction de ceux qui pensaient l‘avoir fait. Certes il connaît ce monde de l’argent et l’a pratiqué, mais à lui de démontrer que cette insoumission qu’il a mise mis au service de la conquête du pouvoir, il saura la faire vivre au moment de l’exercer.
Au final, mon vote est un vote de confiance plus qu’un vote utile ou de rejet et un double pari. Il repose sur des idées, sur une dynamique et sur un homme qui n’a pas encore 40 ans, qui est plus près en âge du tien que du mien, extraordinairement jeune pour la fonction et qui va rajeunir mécaniquement un jeu qui tendait à s’épuiser. Mais c’est aussi un vote de confiance envers toi, envers ta capacité à vouloir porter le changement social, à faire entendre ta voix, à ne pas se satisfaire du monde comme il va. C’est en ce dialogue, et c’est une grande responsabilité pour Emmanuel comme pour toi, que je placerai dimanche ma confiance et mon vote.
JeSuisCharlie : stylistique de l’émotion
Cohen et Bokassa
Un article déjà ancien paru dans Esprit sur l’affaire Dieudonné qui fait recension d’un ouvrage sur la question (La vérité sur Dieudonné, Plon). Le livre et l’article datent de 2005 mais on y voit poindre la situation d’aujourd’hui et même apparaître l’ancêtre de la « quenelle » qui n’était encore qu’un bras d’honneur (L’imagerie sexuelle et plus spécifiquement la sodomie sont des figures obsédantes de l’antisémitisme, ce qui explique aussi ses liens avec l’homophobie ou la domination masculine, comme si le politique se résumait à deux options possibles : mettre ou se faire mettre. Voir à ce propos et par exemple les pamphlets de Céline hantés par cette menace de dévirilisation). Ce que rapportent à la fois le livre d‘Anne-Marie Mercier et l’analyse d’Olivier Mongin de manière éclairante pour ne pas dire prophétique, c’est un parcours, une dérive qu’il est intéressant de retracer. Puisque Dieudonné fait pratiquement allégeance au régime de Vichy et à la figure de Pétain, rappelons, pour souligner qu’on ne naît pas antisémite mais qu’on le devient, que Laval fut lui le plus jeune député socialiste de la 3e pour finir comme on sait. Ce parcours, commencé avec la lutte contre le FN et l’antiracisme, touche aujourd’hui à son terme en allant au bout d’une logique du pire où l’on voit l’humoriste devenu imprécateur mielleux, qui jadis se moquait d’un « Bokassa » promettant de « finir le boulot » à un « Cohen » (joué par Elie Semoun), menacer de façon à peine voilée un Patrick Cohen bien réel (l’animateur de la matinale de France Inter) du sort de ceux qui périr dans l’horreur nazie. L’article vaut aussi par une analyse de la posture spécifique prise par lui comme noir. On situe souvent le racisme du côté de la domination d’une race sur l’autre, de la suprématie de supposés « surhommes » sur de supposés « sous-hommes » comme dans l’idéologie du 3e Reich. Mais l’antisémite se vit aussi, surtout, dans un renversement qui est au cœur de la jouissance victimaire, comme dominé, comme celui qui souffre vraiment. Les débats juridiques ou politiques en cours sur la bonne tactique à adopter face à lui s’expliquent par la fait qu’on sent bien qu’il recycle sans cesse le rejet qu’il suscite et la volonté de le faire taire comme autant de preuves qui lui donnent raison. On pourrait retourner à Dieudonné ses arguments et lui demander pourquoi, comme il le dit de ceux qui entendent garder mémoire d’un crime que rien ne réparera, « il fait sa pleureuse » en invoquant à l’envi la traite des noirs, le sort des Palestiniens ou la stigmatisation des populations issues de l’immigration. Ce serait aller sur son terrain, celui d’un concurrence malsaine entre les souffrances alors que ni Auschwitz ni Gorée ne se justifient ni ne s’expliquent l’un l’autre. La vraie faute de Dieudonné, ce n’est pas seulement de ne pas comprendre que la mémoire est la seule réparation à la destruction des Juifs d’Europe et qu’il n’y en aura aucune autre, de nier le déporté une deuxième fois en se moquant de lui, c’est aussi d’enrôler toutes les victimes : l’esclave, l’immigré, le paria, au service du même racisme anti-juif, véritable et dangereuse passion qui a soif de donner au mal un seul visage, et au fond de traiter comme autant de moyens au service de cette haine toutes les causes qu’il prétend défendre.
Moi j’aimais bien Denisot !
N’en déplaise à Pourriol, moi j’aimais bien Denisot. Dans son costume sombre, impassible et grave au milieu des paillettes, tout glissait sur lui, et pourtant le Grand Journal s’ordonnait autour de sa figure tutélaire tout comme les puissants et les importants qui soudain lui donnaient du «Michel». C’était Châteauroux qui regardait la France, la province qui calmait Paris, c’était à la fois le boss qui vous dit qu’il faut finir votre phrase parce que c’est l’heure du zapping et celui qui pose la question qui allait de soi et qu’on avait oubliée. Adepte d’une forme de jansénisme télévisuel, il ne draguait pas la miss météo pas plus que le téléspectateur et au fond ne jouait pas le gars sympa, ce qu’il n’était pas. Plutôt une sorte d’Alceste qui aurait fini par consentir au monde sans en être complétement dupe. Il ne cherchait pas à briller, à être plus drôle, plus intelligent ou plus fin que ses invités ou ses chroniqueurs. Autodidacte, il ne faisait pas la leçon mais cherchait encore à apprendre. Brechtien, distancié, il avait compris qu’il suffisait d’être là, de se taire plus que de parler, de regarder la caméra droit dans les yeux sans en rajouter, de sourire plutôt que de rire. Sans lui, l’hystérie Canal serait vite devenue insupportable et le Grand Journal irregardable. Simple, de plain pied, ferme aussi, il avait une réserve qui ne s’en laissait pas compter et finissait pas donner l’impression de ne pas faire complètement semblant dans le monde des faux-semblants cathodiques. Denisot, c’était la télévision relue par Kantorowicz, c’était les deux corps de l’animateur qui donnait son âme au show en laissant ses états d’âme au vestiaire, c’était le point central autour duquel tout peut se défaire, l’œil serein du cyclone. Même son départ est dans sa manière : on sent qu’il n’en fera pas trop. Bye bye Denisot.
« Allo non mais allo » : stylistique de le sottise ou pourquoi c’est drôle ?
« Allo non mais allo quoi, t’es une fille, t’as pas de shampoing
Allo, allo, je ne sais pas, vous me recevez » (geste du téléphone)
T’es une fille, t’as pas de shampoing, c’est comme si je te dis t’es une fille, t’as pas de cheveux »
Pourquoi ces trois phrases de Nabilla ont-elles fait rire la France entière. Petite tentative d’explicitation stylistique dans cette séquence où il y a deux figures principales qui soutiennent une efficacité humoristique volontaire ( !?) ou non.
La première figure est relative à l’emploi du phatique « allo » (la fonction phatique définie par Jakobson caractérise ce qui dans le discours vise à s’assurer du fonctionnement même de la communication).
On sait que le « allo » téléphonique peut aussi s’employer de manière imagée dans la conversation familière pour s’assurer de la bonne compréhension ou de l’impact de ses propos (vs le seul fonctionnement du canal). L’emploi qu’en fait ici Nabilla est encore plus fort. En effet, ce « allo », hors de toute communication effective, téléphonique ou non, et donc en absence de tout destinataire réel, met en scène l’établissement impossible d’un contact avec l’interlocuteur (en l’occurrence Capucine et Aurélie) qui métaphorise la déconnection de celui-ci d’avec la réalité, les normes, de genres par exemple – ici posséder de quoi se laver les cheveux- normes incarnées par Nabilla elle-même qui possède bien son propre shampoing. Il relève aussi du trope communicationnel, d’une théâtralité de la parole, dans la mesure où, apparemment adressé aux colocataires de Nabilla, il s’adresse en fait réellement à la caméra des Anges de la téléréalité et donc à nous téléspectateurs pour nous faire comprendre à quel point Aurélie et Capucine transgressent toutes les valeurs de la féminité. Il pourrait enfin s’apparenter à une forme de dialogisme au sens de Fontanier (« Le dialogisme consiste à rapporter directement, et tels qu’ils sont censés sortis de la bouche, des discours que l’on prête à ses personnages, ou que l’on prête à soi-même, dans telle ou telle circonstance» Fontanier 1821/1977), puisque Nabilla joue la scène jusqu’à l’excès à travers les répétitions du « allo » initial, le soutien par le mimo-gestuel, qui va donc faire florès sur le Web, les formes énonciatives d’appui du propos (« non mais » « je ne sais pas ») et le redoublement sémantique avec le « vous me recevez » houstonien. Le caractère plaisant de la séquence repose en partie sur l’insistance avec laquelle Nabilla fait jouer cette figure, ou est jouée par elle, comme si elle en était la dupe.
La seconde figure est lié à la comparaison établie entre la disjonction 1 « T’es une fille, t’as pas de shampoing », qui soulève l’étonnement outré de Nabilla, avec la disjonction 2 « T’es une fille, t’as pas de cheveux ».
La comparaison (« c’est comme si je te dis… ») entre les deux disjonctions, établit une analogie entre privation de shampoing et privation de système capillaire, qui vaut hypotypose en produisant une image d’une brutalité inouïe : une fille sans cheveux. Ce type de comparaison privative est courante dans le genre parémiologique (« Un homme sans femme est comme un vase sans fleurs », « Une femme sans homme est comme un poisson sans bicyclette » etc.). Mais là où l’analogie va chercher traditionnellement à mettre en scène un écart (voir Ricœur et son analyse du rôle de l’isotopie dans la métaphore et la comparaison) pour mieux dire le lien intrinsèque, définitoire entre une chose et un de ses attributs (« Une femme sans poitrine, c’est un lit sans oreiller » Anatole France), Nabilla fait preuve d’une vraie ingéniosité sémantique en faisant surgir au contraire une continuité par prolongation de l’isotopie capillaire (shampoing / cheveux) pour dire le caractère ontologiquement insupportable de ce manque à être qui touche à l’essence même de la bimbo : le cheveux, qui plus est, lavé.
Outre l’humour global que provoque son interrogation inquiète sur le rapport au monde visiblement dysfonctionnel de ses camarades qui ne possèdent pas leur propre flacon d’Yves Rocher , on note que dans le deux cas s’opère une légère transgression des figures de rhétorique convoquées, décalage subtil qui en font le sel. Dans la première figure, c’est un transgression par l’excès (Non Nabilla tu n’es pas au téléphone), dans la seconde, c’est une transgression de la rupture isotopique habituelle entre comparant et comparé qui produit un effet de duplication et de gradient atypique et puissant dans l’expression de la perte et du manque que constitue l’absence de shampoing personnel.
Saluons donc la véritable inventivité stylistique de Nabilla, seule capable de transcrire avec précision et force l’ethos propre à la playmate.
Petite sémiotique de la famille Comilfaut
Les trois corps adolescents : traitements linguistiques automatiques et analyse sémiotique du « corps » dans les données textuelles de Fil Santé Jeunes
Catherine GOUTTAS1, Jean-Maxence GRANIER2 et Anthony MATHÉ3
- 1 Groupe Thales, projets R&D
- 2 Think-Out, société d’études
- 3 CeReS, Université de Limoges
Les trois corps adolescents : traitements linguistiques automatiques et analyse sémiotique du « corps » dans les données textuelles de Fil Santé Jeunes
Publié en ligne le 22 octobre 2012
Sommaire :
1. Corps / Corpus : les thèmes du corps
Prélude : discours féminin et prédominance quantitative de la génitalité
« Le corps » : un thème central, une notion clef de l’âge adolescent
Le changement pubertaire entre peur et normalité
Corps, amour et sexualité : le désir entre anticipation et centrage sur l’autre
Paradoxes psychopathologiques : le corps comme réceptacle du mal-être
La typologie des « trois corps adolescents »
2. Distribution du mot « corps » dans les messages
Les thèmes associés au mot « corps »
Les trois niveaux de disjonction entre le sujet et son corps
Les imaginaires corporels associés à l’emploi de « corps »
L’emploi de « Corps » dans la réponse des soutenants
3. Présence et retour du corps
Le corps absent : analogie et présence par la voix
Le corps non-visible mais lisible : la figuration du corps partiel
La « soma-machie » adolescente : actorialité, autonomie et individuation du corps propre