Lettre à ma fille sur la peste et le choléra

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Le climat se tend, Facebook est devenu une arène où les amis se fâchent. Ceux dont on ne doutait pas et qui ne doutaient pas de nous, questionnent nos choix et on s’inquiète des leurs. Le mot «gauche» qui naguère pouvait servir de ralliement, taille trop grand et plaide à charge : on ne peut l’être si on ne fait pas barrage  à Le Pen et pas plus si on vote Macron. Même entre père et fille, la tension monte. Tu as voté en insoumise, je me suis mis En Marche et nous voilà à la veille du deuxième tour. Que faire et que se dire en ce dernier jour d’une campagne (qu’il faudra savoir terminer), avant de gagner l’isoloir, ce confessionnal de la République, avec nos deux bulletins de vote réglementaires de ce dimanche.

D’abord une qualité que je vois à ton candidat comme au mien : avoir su redonner le goût de la politique à ta génération, le goût de ses débats et aussi l’espoir qui peut l’accompagner. C’est pourquoi je veux me tenir à distance de toute condescendance de l’âge, celle qui me ferait considérer avec le sourire inquiet du vieux sage, l’aspiration d’une jeunesse en mal de son mai 68 à un idéal qui pourrait la mener droit dans le mur. Mais laissons aussi de côté celle qui te ferait dire qu’au fond les vieux ne votent que pour leurs intérêts et que virer à droite est dans la nature des choses après 50 ans. Acceptons aussi d’être tous les deux du bon côté de la barrière sociale, mais aussi des citoyens et des sujets politiques capables de s’élever pour une part au-dessus de ce qui nous détermine. Deuxième piège à éviter, le recours à l’histoire, je m’abstiendrai d’évoquer les trotskystes qui disaient « ils se valent » en 1944 et tu feras l’économie d’une dissertation sur la façon dont la république de Weimar a accouché du fascisme. Non pas que tout cela ne soit pas intéressant, mais nous n’en sommes plus au cours d’histoire, celle-ci est en train de se faire. Au fond nous en savons assez sur le FN aujourd’hui, sur son idéologie, qui, dédiabolisé et libéré de la faconde antisémite du père et même si les formes de la démocratie sont respectées, demeure bien ce qu’il est, un nationalisme xénophobe qui flirte avec le racisme, lorsqu’il s’incarne dans la fille ou la petite fille.

D’ailleurs la question ne porte pas sur l’accès immédiat au pouvoir de Marine Le Pen et du Front national. Le pugilat final a démontré l’incompétence de la candidate et l’impéritie des propositions, mais surtout sa conception même du débat : l’invective, le mensonge, la simplification à l’extrême, le passage en force, un peu à l’image de la façon dont elle exercerait sans doute le pouvoir, si par malheur celui-ci lui revenait. Et c’est pour cela qu’il est important d’indiquer par nos voix que ce n’est même pas une option. Ceux qui prônent l’abstention ou le vote blanc n’escomptent pas que cela advienne, mais alors pourquoi prendre le risque ? Passagers clandestins du rejet ferme du FN, la menace du vote blanc ou de l’abstention vise à affaiblir le candidat du centre avant les législatives, dans un calcul qui anticipe sa victoire. Mais du coup en renforçant le poids politique des Le Pen aux mêmes échéances ou aux suivantes. C’est là tout l’enjeu, c’est là qu’il faut savoir distinguer entre l’adversaire et l’ennemi , entre ce qui perpétue un cadre démocratique et ce qui le fragilise où le détruit. Cet écart sera en partie le gradient des rapports de force à venir, avec la vraie droite (que serait-il advenu si Fillon n’avait pas fait languir sa Pénélope à Sablé-sur-Sarthe au frais de la République et avait emporté le pompon, vous seriez tous dans la rue ?) comme avec l’extrême droite. Nul chantage, nul mépris, mais une invitation à s’allier contre ce à quoi tout nous oppose, ce qui est la base même du politique.

Jean-Luc Mélenchon a su incarner des idées fortes, tes idées. Il t’a redonné le goût de la politique, entre posture d’instituteur à l’ancienne et hologramme futuriste. Il t’a parlé de demain, de transition écologique, d’une société plus égalitaire, d’une nouvelle façon de participer à la vie de la cité, de constituante et de 6e République. Il a eu raison.

Mais cette tentation du ni-ni, de faire fi du front républicain au profit du renvoi dos à dos, de la mise en équivalence, voire en séquence de « l’ulra-libéralisme » et du « fascisme », l’argument des deux faces de la même monnaie est dur à entendre, à comprendre. L’antienne du « bonnet blanc et blanc bonnet », voire dans une version plus virulente de la peste et du choléra, crée une confusion dommageable, un galimatias dont les effets politiques se feront sentir. Les Insoumis qui crient au chantage moral, à la pression médiatique insupportable, en justifiant leur position par une causalité entre l’offre politique social-libérale d’En Marche et le programme socialiste (en apparence) et nationaliste du FN, mettent en accusation sans nuance, en leur disant que voter pour lui, c’est voter pour elle, le choix de ceux qui pensent que Macron et Le Pen, ce n’est pas la même chose. Pour moi, l’un incarne une conception de la démocratie partageable, un idéal européen améliorable, des valeurs libérales, discutables donc, mais aussi riches de tous les sens du terme, l’autre la Nation réduite à la tribu, voire au clan, l’ostracisme, le tout appuyé sur un discours social malthusien dont l’équilibre (imaginaire) n’est atteint que par l’exclusion de l’autre. Sur le plan du libéralisme politique et sociétal, les différences aussi sont fondamentales. Le mariage pour tous serait remis en cause si le Front national parvient au pouvoir et la laïcité pervertie des Le Pen tombera bas le masque pour s’avouer pour ce qu’elle est, une xénophobie. Les positions claires d’Emmanuel Macron sur tous ces points, sur sa conception de la manière de faire cohabiter différentes confessions ou absence de confession, comme celles qu’il avait pris naguère sur la déchéance de nationalité, ont beaucoup compté dans les suffrages qu’il a conquis. Si j’espère qu’il en sera de même pour le tien mais mon but n’est pas de te convertir à En Marche, même si d’autres jeunes gens paraissent y trouver eux aussi leur soif de changer la société. Je voudrais simplement revenir sur quelques points pour mesurer les écarts, réels, mais non point infranchissables comme on se plait à les décrire donc à les creuser.

L’Europe nous divise bien sûr. Du moins a-t-elle été est au cœur du débat et c’est une bonne chose. Est-elle définitivement le larvatus prodeo d’une mondialisation capitaliste ou au contraire le moyen d’y répondre malgré tout ? Cette question, laissée en suspens depuis 2005, j’en conviens, il appartiendra à Emmanuel Macron d’y répondre.  Une Europe trop vaste peut-être, qui se définit d’abord comme un marché, pas assez transparente, pas assez démocratique certes, mais une Europe, pour mal aboutie qu’elle soit, qui est toujours plus indispensable au monde face aux USA de Trump, à la Russie de Poutine, à la Chine de Xi Jinping, avec son modèle démocratique et social spécifique et ses valeurs issues des lumières. L’ordo-libéralisme allemand n’est pas gravé dans le marbre, l’austérité non plus et même outre-Rhin on finit par le savoir. Si la France veut continuer à peser sur le monde, c’est à travers l’Europe, et non en s’en retirant. Le chantage à la rupture conduit à la rupture et l’histoire nous a appris tous les risques qu’un plan B nous ferait courir. Même Varouflakis a décerné à Macron un brevet d’européanité authentique.

Sur l’écologie, ton candidat a eu raison d’insister sur l’enjeu majeur d’une transition nécessaire. Cette dimension n’est néanmoins pas absente du programme de Macron, soutenu par Dany le Vert, qui a bien intégré la nécessité d’une croissance différenciée. La société civile aura à continuer à faire pression sur ces questions qui touchent au politique, mais aussi à nos habitudes de consommation et à nos modes de vie.

Sur les institutions, et le renouveau politique attendu, la promesse d’une 6e République est alléchante, mais la plasticité de la 5e n’a peut-être pas dit son dernier mot. L’écroulement des partis de gouvernement, un jeu qui se complexifie bien au-delà de l’UMPS si chère au FN, les primaires qui ont bouleversé la donne, le renouvellement d’une large partie de la chambre avec le non-cumul et la montée en puissance de la société civile, promettent si ce n’est la révolution ou le grand soir en tout cas de bien secouer le paysage.

La vraie pierre d’achoppement, c’est bien sûr la montée des inégalités et cette tension entre les centres et les périphéries, révélée lors du premier tour, mais que nul ne peut ignorer depuis longtemps. Macron aura, tu as raison, à démontrer que les axes ouverture / fermeture et France d’en haut / France d’en bas ne sont un seul et même vecteur. Mais il me semble qu’il oppose à la promesse de conflit frontal à gauche (théorisée par Chantal Mouffe) et à l’unité organique construite contre l’autre de l’extrême droite, une ambition à la fois plus positive et plus inclusive. Il est vrai que je crois peu aux classes, pilier de la lecture marxiste de l’histoire. Je crois aux conditions, je crois au poids, quelquefois insupportable, qui peut peser sur les moins nantis, je crois que l’inégalité quand elle confine à l’injustice, quand elle n’est pas équilibrée par un fort sentiment d’appartenance citoyenne, peut conduire à l’humiliation et donc à la colère, mais je ne crois pas à une réification des groupes humains, front contre front, sur la seule base sociale. Il y a dans le programme d’En Marche, une attention à cette dimension à travers la question de l’école, du pouvoir d’achat, des protections attachées à l’individu, des mobilités à refonder, qui le rapproche aussi du modèle scandinave, qui permet à la fois l’autonomie, l’émancipation et la protection des acteurs. Un ancien banquier d’affaires, encoure à l’avance les foudres ad hominem de la gauche de la gauche, mais il sera aussi sans doute assez bien placé pour initier une réévaluation des rapports entre le politique et l’économique. La crise mondiale que l’on a connue, a montré les limites de cet l’ultralibéralisme dont on l’accuse à tort, qui s’est déployé depuis 30 ans sans retenue, face au modèle des économies planifiées qui avaient laissé derrière elles un champ de ruines, mais aussi au désinvestissement des États démocratiques cédant au primat de l’économique. Les équilibres négociés élaborés naguère de part et d’autre du Rhin se sont usés sous les coups de boutoir de la mondialisation. Il y a donc urgence à refonder un pacte social sur des bases nouvelles, dans le cadre européen, à ne pas seulement corriger les écarts sociaux les plus manifestes par la redistribution, mais à doter en amont chacun de meilleures chances de conquérir de nouvelles places en échappant à la seule reproduction. Il ne s’agit pas seulement de défendre les emplois ou les services publics contre la logique de marché, il s’agit de refonder un nouvel équilibre entre l’État, les entreprises, les salariés, les citoyens et les consommateurs. Le retour à l’État-providence tel qu’il se définissait ne paraît guère possible, ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse élaborer un modèle social plus juste et plus efficace en repensant l’éducation, la fiscalité, la protection sociale ou le rôle économique de la puissance publique. C’est dans cet espace que Emmanuel Macron peut déployer à la fois son savoir-faire et sa vision du monde, pour proposer au Français une synthèse nouvelle, et non pas un balancement entre deux postures l’une comme l’autre caduques. Je crois qu’il a conscience de ce clivage et qu’il ne souhaite pas s’y laisser enfermer pour au contraire recréer une dynamique (il serait temps de sortir de cette fichue crise) qui soit capable d’emporter le plus grand nombre, y compris ceux qui se sentent exclus, qu’on n’entend pas, qu’on ne voit pas et à qui il faut redonner la parole.

Si Emmanuel Macron a un parcours classique d’inspecteur des finances, il y a aussi dans sa trajectoire, j’ose le dire, une part d’insoumission. Il a su briser les carcans de l’intérieur, s’affranchissant du vieux parti, de l’onction de ceux qui pensaient l‘avoir fait. Certes il connaît ce monde de l’argent et l’a pratiqué, mais à lui de démontrer que cette insoumission qu’il a mise mis au service de la conquête du pouvoir, il saura la faire vivre au moment de l’exercer.

Au final, mon vote est un vote de confiance plus qu’un vote utile ou de rejet et un double pari. Il repose sur des idées, sur une dynamique et sur un homme qui n’a pas encore 40 ans, qui est plus près en âge du tien que du mien, extraordinairement jeune pour la fonction et qui va rajeunir mécaniquement un jeu qui tendait à s’épuiser. Mais c’est aussi un vote de confiance envers toi, envers ta capacité à vouloir porter le changement social, à faire entendre ta voix, à ne pas se satisfaire du monde comme il va. C’est en ce dialogue, et c’est une grande responsabilité pour Emmanuel comme pour toi, que je placerai dimanche ma confiance et mon vote.

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JeSuisCharlie : stylistique de l’émotion

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5 façons d’envisager le conflit à Gaza.

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Cohen et Bokassa

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Un article déjà ancien paru dans Esprit sur l’affaire Dieudonné qui fait recension d’un ouvrage sur la question (La vérité sur Dieudonné, Plon). Le livre et l’article datent de 2005 mais on y voit poindre la situation d’aujourd’hui et même apparaître l’ancêtre de la « quenelle » qui n’était encore qu’un bras d’honneur (L’imagerie sexuelle et plus spécifiquement la sodomie sont des figures obsédantes de l’antisémitisme, ce qui explique aussi ses liens avec l’homophobie ou la domination masculine, comme si le politique se résumait à deux options possibles : mettre ou se faire mettre. Voir à ce propos et par exemple les pamphlets de Céline hantés par cette menace de dévirilisation). Ce que rapportent à la fois le livre d‘Anne-Marie Mercier et l’analyse d’Olivier Mongin de manière éclairante pour ne pas dire prophétique, c’est un parcours, une dérive qu’il est intéressant de retracer. Puisque Dieudonné fait pratiquement allégeance au régime de Vichy et à la figure de Pétain, rappelons, pour souligner qu’on ne naît pas antisémite mais qu’on le devient, que Laval fut lui le plus jeune député socialiste de la 3e pour finir comme on sait. Ce parcours, commencé avec la lutte contre le FN et l’antiracisme, touche aujourd’hui à son terme en allant au bout d’une logique du pire où l’on voit l’humoriste devenu imprécateur mielleux, qui jadis se moquait d’un « Bokassa » promettant de « finir le boulot » à un « Cohen » (joué par Elie Semoun), menacer de façon à peine voilée un Patrick Cohen bien réel (l’animateur de la matinale de France Inter) du sort de ceux qui périr dans l’horreur nazie. L’article vaut aussi par une analyse de la posture spécifique prise par lui comme noir. On situe souvent le racisme du côté de la domination d’une race sur l’autre, de la suprématie de supposés « surhommes » sur de supposés « sous-hommes » comme dans l’idéologie du 3e Reich. Mais l’antisémite se vit aussi, surtout, dans un renversement qui est au cœur de la jouissance victimaire, comme dominé, comme celui qui souffre vraiment. Les débats juridiques ou politiques en cours sur la bonne tactique à adopter face à lui s’expliquent par la fait qu’on sent bien qu’il recycle sans cesse le rejet qu’il suscite et la volonté de le faire taire comme autant de preuves qui lui donnent raison. On pourrait retourner à Dieudonné ses arguments et lui demander pourquoi, comme il le dit de ceux qui entendent garder mémoire d’un crime que rien ne réparera, « il fait sa pleureuse » en invoquant à l’envi la traite des noirs, le sort des Palestiniens ou la stigmatisation des populations issues de l’immigration. Ce serait aller sur son terrain, celui d’un concurrence malsaine entre les souffrances alors que ni Auschwitz ni Gorée ne se justifient ni ne s’expliquent l’un l’autre. La vraie faute de Dieudonné, ce n’est pas seulement de ne pas comprendre que la mémoire est la seule réparation à la destruction des Juifs d’Europe et qu’il n’y en aura aucune autre, de nier le déporté une deuxième fois en se moquant de lui, c’est aussi d’enrôler toutes les victimes : l’esclave, l’immigré, le paria, au service du même racisme anti-juif, véritable et dangereuse passion qui a soif de donner au mal un seul visage, et au fond de traiter comme autant de moyens au service de cette haine toutes les causes qu’il prétend défendre.

Moi j’aimais bien Denisot !

denisotN’en déplaise à Pourriol, moi j’aimais bien Denisot. Dans son costume sombre, impassible et grave au milieu des paillettes, tout glissait sur lui, et pourtant le Grand Journal s’ordonnait autour de sa figure tutélaire  tout comme les puissants et les importants qui soudain lui donnaient du «Michel». C’était Châteauroux qui regardait la France, la province qui calmait Paris, c’était à la fois le boss qui vous dit qu’il faut finir votre phrase parce que c’est l’heure du zapping et celui qui pose la question qui allait de soi et qu’on avait oubliée. Adepte d’une forme de jansénisme télévisuel, il ne draguait pas la miss météo pas plus que le téléspectateur et au fond ne jouait pas le gars sympa, ce qu’il n’était pas.  Plutôt une sorte d’Alceste qui aurait fini par consentir au monde sans en être complétement dupe. Il ne cherchait pas à briller, à être plus drôle, plus intelligent ou plus fin que ses invités ou ses chroniqueurs. Autodidacte, il ne faisait pas la leçon mais cherchait encore à apprendre. Brechtien, distancié, il avait compris qu’il suffisait d’être là,  de se taire plus que de parler, de regarder la caméra droit dans les yeux sans en rajouter, de sourire plutôt que de rire. Sans lui, l’hystérie Canal serait vite devenue insupportable et le Grand Journal irregardable. Simple, de plain pied, ferme aussi, il avait une réserve qui ne s’en laissait pas compter et finissait pas donner  l’impression de ne pas faire complètement semblant dans le monde des faux-semblants cathodiques. Denisot, c’était la télévision relue par Kantorowicz, c’était les deux corps de l’animateur qui donnait son âme au show en laissant ses états d’âme au vestiaire, c’était le point central autour duquel tout peut se défaire, l’œil serein du cyclone. Même son départ est dans sa manière : on sent qu’il  n’en fera pas trop.  Bye bye Denisot.

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« Allo non mais allo » : stylistique de le sottise ou pourquoi c’est drôle ?

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«  Allo non mais allo quoi, t’es une fille,  t’as pas de shampoing 

 Allo, allo, je ne sais pas, vous me recevez » (geste du téléphone)

T’es une fille, t’as pas de shampoing, c’est comme si je te dis t’es une fille, t’as pas de cheveux »

Pourquoi ces trois phrases de Nabilla ont-elles fait rire la France entière. Petite tentative d’explicitation stylistique dans cette séquence où il y a deux figures principales qui soutiennent une efficacité humoristique volontaire ( !?) ou non.

La première figure est relative à l’emploi du phatique « allo » (la fonction phatique définie par Jakobson caractérise ce qui dans le discours vise à s’assurer du fonctionnement même de la communication).

On sait que le « allo » téléphonique peut aussi s’employer de manière imagée dans la conversation familière pour s’assurer de la bonne compréhension ou de l’impact de ses propos (vs le seul fonctionnement du canal). L’emploi qu’en fait ici Nabilla est encore plus fort. En effet, ce « allo », hors de toute communication effective, téléphonique ou non, et donc en absence de tout destinataire réel,  met en scène l’établissement impossible d’un contact avec l’interlocuteur (en l’occurrence Capucine et Aurélie) qui métaphorise la déconnection de celui-ci d’avec la réalité, les normes, de genres par exemple – ici posséder de quoi se laver les cheveux- normes incarnées par Nabilla elle-même qui possède bien  son propre shampoing. Il relève aussi du trope communicationnel, d’une théâtralité de la parole, dans la mesure où, apparemment adressé aux colocataires de Nabilla, il s’adresse en fait réellement à la caméra des Anges de la téléréalité et donc à nous téléspectateurs pour nous faire comprendre à quel point Aurélie et Capucine transgressent toutes les valeurs de la féminité. Il pourrait enfin s’apparenter à une forme de dialogisme au sens de Fontanier (« Le dialogisme consiste à rapporter directement, et tels qu’ils sont censés sortis de la bouche, des discours que l’on prête à ses personnages, ou que l’on prête à soi-même, dans telle ou telle circonstance» Fontanier 1821/1977), puisque Nabilla joue la scène jusqu’à l’excès à travers les répétitions du « allo » initial, le soutien par le mimo-gestuel, qui va donc faire florès sur le Web, les formes  énonciatives d’appui du propos (« non mais » « je ne sais pas ») et le redoublement sémantique avec le « vous me recevez » houstonien. Le caractère plaisant de la séquence repose en partie sur l’insistance avec laquelle Nabilla fait jouer cette figure, ou est jouée par elle, comme si elle en était la dupe.

La seconde figure est lié à la comparaison établie entre la disjonction 1 « T’es une fille, t’as pas de shampoing », qui soulève l’étonnement outré de Nabilla, avec la disjonction 2 « T’es une fille,  t’as pas de cheveux ».

La comparaison (« c’est comme si je te dis… ») entre les deux disjonctions, établit une analogie entre privation de shampoing et privation de système capillaire, qui vaut hypotypose en produisant une image d’une brutalité inouïe : une fille sans cheveux.  Ce type de comparaison privative est courante dans le genre parémiologique (« Un homme sans femme est comme un vase sans fleurs », « Une femme sans homme est comme un poisson sans bicyclette » etc.). Mais là où l’analogie va chercher traditionnellement à mettre en scène un écart (voir  Ricœur et son analyse du rôle de  l’isotopie dans la métaphore et la comparaison) pour mieux dire le lien intrinsèque, définitoire entre une chose et un de ses attributs (« Une femme sans poitrine, c’est un lit sans oreiller » Anatole France), Nabilla fait preuve d’une vraie ingéniosité sémantique en faisant surgir au contraire une continuité par prolongation de l’isotopie capillaire (shampoing / cheveux) pour dire le caractère ontologiquement insupportable de ce manque à être qui touche à l’essence même de la bimbo : le cheveux, qui plus est, lavé.

Outre  l’humour global que provoque son interrogation inquiète sur le rapport au monde  visiblement dysfonctionnel de ses camarades qui ne possèdent pas leur propre flacon d’Yves Rocher , on note que dans le deux cas s’opère une légère transgression des figures de rhétorique convoquées, décalage subtil qui  en font le sel. Dans la première figure, c’est un transgression par l’excès (Non Nabilla tu n’es pas au  téléphone), dans la seconde, c’est une transgression de la rupture isotopique habituelle entre comparant et comparé qui produit un effet de duplication et de gradient atypique et puissant dans l’expression de la perte et  du manque que constitue l’absence de shampoing personnel.

Saluons donc la véritable inventivité stylistique de Nabilla, seule capable de transcrire avec précision et force l’ethos propre à la playmate.

Sémantique de la famille

manif pour tous

Un débat qui se déplace de l’alliance à la filiation

Sur la question du mariage pour tous, le débat en cours, pour confus ou caricatural qu’il soit souvent, a au moins l’avantage de dessiner un consensus sur un point, celui qui a trait à la question de l’égalité des droits, sociaux, fiscaux et patrimoniaux attachés à l’union de deux personnes du même sexe. Il faut aller chercher au beau milieu des manifestants de Civitas la perduration de la remise en cause de ces droits alors même qu’ils furent âprement discutés lors du débat sur le PACS. Et même si nombreux sont ceux qui réservent leur jugement personnel sur cet état de fait – toute la France, on le voit, n’est pas devenue subitement gay friendly- chacun s’entend au fond, même si c’est quelquefois par calcul, sur l’idée que cela concerne au premier chef les deux du couple qui entendent contracter. L’ultime réserve nominaliste sur ce point prend la forme de la proposition d’une « union civile » qui préserverait le « mariage » dans sa sacralité républicaine hétérosexuelle. Les tenants de la « Manif pour tous », qui, sous cette appellation a-partisane, réunit des sensibilités différentes, mais plutôt à droite ou au centre et plutôt religieuses, ont bien compris que la question de la famille, de l’association de l’alliance et de la filiation, était le véritable angle d’attaque par lequel tenter de renverser une opinion initialement plutôt favorable.  C’est donc la question de l’enfant, au-delà du couple, qui est désormais, et à juste titre, au centre de la dispute. Il faut donc bien situer sur ce plan le débat et pour défendre l’idée du mariage gay et de l’homoparentalité, défendre la pluralité des modèles familiaux contre une conception par trop normative de la famille.

Modèle familial unique ou pluralité des modèles familiaux ?

Deux conceptions s’affrontent en effet. La première définit la famille dans une approche prototypique[1]. Il y a UN modèle familial, fondé sur l’hétérosexualité, ici d’ailleurs sciemment confondue avec la différence sexuelle, sur le seul lien procréatif biologique et sur le couple reposant sur un DEUX transcendant. Ce modèle est érigé en norme et toutes les autres formes de familles de fait sont considérées comme des formes périphériques, secondaires, accidentelles et seulement partiellement conformes au paradigme qui définit l’appartenance à la catégorie « famille ». Ce qui permet de stigmatiser ou d’exclure des formes perçues comme trop atypiques. En effet, l’arrière plan psychologique de cette conception est qu’il y a des degrés de perfection dans la façon de faire famille, voire des appariements sociaux, associant pourtant alliance et filiation, qui se situeraient en dehors même de l’idée de famille et ne mériterait pas de pouvoir entrer dans le cadre protecteur de la loi, comme par exemple aujourd’hui les familles homoparentales. Ce modèle, qui fonde la filiation  sur une conjonction idéalisée entre parenté génétique de conception, parenté utérine de gestation (remise en cause par la GPA à l’étranger) et parenté sociale d’éducation,  fait fi de l’extraordinaire évolution du modèle familial, de sa complexification et de son éloignement progressif du patriarcat qui en était le fondement véritable, assignant à l’homme et à la femme des rôles sexuels, familiaux et sociaux indépassables, car donnés comme naturels. Michel Serres a ainsi heureusement rappelé combien la Sainte Famille mettait déjà à mal cette figure prototypique, en brisant le lien biologique, en introduisant du tiers par la conception auriculaire et en figurant une double paternité, sociale et toute humaine avec Joseph, père putatif ou premier beau-parent et bien sûr divine avec un Père éternel pour le Fils de l’Homme.

Au contraire, les tenants du mariage pour tous (i.e. sans jouer sur les mots, le mariage pour les homosexuels comme pour les hétérosexuels) ont eux une définition plus large de la famille. Si l’anthropologie leur donne raison par la variété des structures de la parenté relevées dans les différents groupes humains, ce qui n’exclue pas évidemment des structures communes comme la différence sexuelle et la prohibition de l’inceste, c’est l’ensemble des évolutions juridiques quant à la définition de la famille en droit français qui justifie cette conception. Ainsi Irène Théry parle-t-elle d’  « une révolution de velours juridique » concernant le droit de la famille et le mariage : « Depuis 1912 le mariage n’est plus la seule institution fondatrice de la paternité ; depuis 1972 il n’est plus le socle de la seule famille juridiquement reconnue, les droits et devoirs des enfants et des parents sont exactement les mêmes que ces derniers soient ou non mariés ; depuis 2002 les devoirs de coparentalité survivent au divorce des époux ; et enfin depuis 2005 nous avons purement et simplement effacé du Code civil la distinction entre filiation légitime et naturelle, qui était autrefois le grand principe organisateur de tout le droit de la famille. ». C’est cet ensemble de mutations inscrites peu à peu dans la loi et liées à la fois à la montée de l’individualisme contemporain, à l’émancipation féminine, aux progrès de la science (contrôle des naissances, diminution de mortalité infantile, etc.), à l’allongement de l’espérance de vie, qui sont globalement niées par ceux qui défendent UN modèle familial unique qui donnerait droit à la reconnaissance institutionnelle que constitue le mariage, faisant verser tous les autres dans l’anomalie. Pourtant le mariage n’est plus la forme unique donnée à la famille ni même son fondement et c’est dans ce cadre qu’il devient non plus une institution valable pour tous mais une forme parmi d’autres d’appariement et un droit également disponible pour chacun.

La transcendance du biologique

Pour les tenants de la famille prototypique, le primat accordé à la parenté biologique tient en lisière les familles homoparentales et partant  les familles adoptives  (entièrement fondées sur la disjonction entre parents géniteurs et parents sociaux), toujours soumises à  des jugements qui oscillent entre  l’acte charitable et le vol d’enfants ou celles qui ont fait appel à l’IAD (fondées sur la disjonction entre un des parents sociaux et un des parents biologiques, le double don étant prohibé). Pour ces dernières, la question du secret des origines, qui perdura longtemps en masquant le tiers donneur génétique, est à comprendre comme  une forme de préservation d’un modèle idéal et par là même factice (voir sur ce point la tribune de René Frydman dans le Monde du 11 janvier). Ce qui indique d’ailleurs comment ce modèle familial unique est en réalité à la fois maintenu et déconstruit par les arrangements juridiques qui, au-delà du biologique, organisent la filiation et se trouvent au cœur de l’institution du mariage depuis bien longtemps, avec au premier chef  la présomption de paternité, chère au doyen Carbonnier, qui permit naguère à bon nombre d’enfants d’avoir un père qui n’était pourtant pas le leur. Pour ceux qui au contraire n’entendent pas discriminer au sein des modèles familiaux,  la famille n’est pas exclusivement ou seulement biologique comme on le voit avec la propension qu’ont les familles adoptives ou les familles ayant fait appel l’IAD, homosexuelles ou hétérosexuelles, à  assumer toujours plus la réalité de ce qui les fondent et la manière dont elles sont portées à faire droit aux demandes d’accès aux origines qui se sont fait jour chez leurs enfants, en cessant donc de « singer la nature » comme le disait en parlant de l’adoption celui qui donna son nom au Code civil .

La transcendance du Deux

Pour les amis de Frigide Barjot et du cardinal Barbarin (quel attelage !), le primat accordé à la transcendance du 2 qui fonderait indépassablement la famille, met « naturellement » à distance les couples séparés ou divorcés qui élèvent leurs enfants sans faire vie commune et les familles recomposées qui associent plusieurs adultes dans l’éducation d’enfants dont ils ne sont pas tous les parents biologiques,  les beaux-parents dans le cas de la garde partagée par exemple. De même sont considérées comme non conformes au modèle, les familles monoparentales, biologiques ou  issues de l’adoption par des personnes célibataires,  qui reposent sur une seule figure parentale et bien sûr les familles qui font appel l’IAD, qui introduit du tiers en distinguant le géniteur du parent. Pour ceux qui au contraire entendent que l’engagement 31 de François Hollande soit tenu,  la famille ne repose pas exclusivement sur le 2 du couple et la conjugalité, ce qui peut justement rendre nécessaire (inscription d’un enfant dans la filiation) ou souhaitable (reconnaissance sociale) leur institutionnalisation par le mariage pour ceux qui le souhaitent. La conjugalité et la filiation s’articulent, mais ne se présupposent plus. Les familles monoparentales, essentiellement féminines, se comptent par millions et, si elles rencontrent souvent des difficultés économiques spécifiques et ne sont pas toujours voulues comme telles, sont considérées aujourd’hui comme des foyers à part entière. L’ancienne partition entre les femmes mariées et les autres (filles mères, filles de joie) est caduque depuis longtemps.  La possibilité pour un célibataire d’adopter seul est inscrite dans la loi et l’on constate au quotidien que nombre d’enfants sont élevés socialement  par différents  adultes qu’ils peuvent considérer comme leur famille sans pour autant confondre parents et beaux-parents. Au lieu donc de réserver le cadre de la loi et les garanties de l’institution à un modèle unique, en partie imaginaire, il s’agit de faire évoluer le code pour y inscrire la réalité et l’égalité de ces différents liens possibles. Il ne s’agit plus de préserver un modèle idéal de la famille en lui réservant  l’institution du mariage qui deviendrait alors  sont ultime rempart mais au contraire d’offrir à chaque famille un ensemble de solutions  portant sur l’alliance  (mariage, pacs, union libre) et sur la filiation (adoption, IAD) et sur l’articulation des deux (accès aux origines, adoption de l’enfant de son conjoint)

La transcendance de l’hétérosexualité

Le primat enfin de l’hétérosexualité met bien sûr à l’extérieur de la catégorie les familles homosexuelles, que ce soit les couples lesbiens ayant fait appel à l’IAD officielle (à l’étranger) ou non et les modèles de coparentalité homosexuelle, mais aussi les familles monoparentales qui ne se conforment pas non plus d’une autre façon à l’impératif catégorique  des genres dissemblables. La question du droit de l’enfant est fréquemment invoquée par ceux qui considèrent qu’ils seraient a priori bafoués dans une famille homoparentale et qui nient que le désir d’enfants, communs à de nombreux êtres humains quelle que soit leur orientation sexuelle, y soit légitime. Mais au nom de quoi l’orientation sexuelle interdirait-elle l’accès à l’enfant ?  Pourquoi la société ne pourrait-elle pas confier un enfant à un couple homosexuel ou l’aider par la PMA à en avoir un ? De fait nombre de familles bien réelles fonctionnent  indépendamment de l’orientation sexuelle des parents ou de leur sexe. On note en effet, sur la base d’un grand nombre d’études internationales, que les enfants de couples homosexuels ont bien le sentiment d’appartenir à une « vraie » famille et qu’hormis des effets de stigmatisation sociale que la loi vise justement à éradiquer, l’homoparentalité ne constitue pas un handicap. Le fait que l’adoption par un célibataire est possible en droit, indique par ailleurs que le législateur n’a pas considéré comme indispensable  la coprésence des deux genres ou plutôt qu’il a considéré que cette coprésence n’était pas assurée exclusivement par la figure du père ou de la mère, mais structurellement présente dans l’espace social et familial élargi à travers de multiples figures alloparentales des deux sexes. Enfin, sur la question d’un éventuel  mensonge envers  leur enfant quant à leur origine ou à la différence sexuelle dans le cas l’IAD, dissimulation pourtant courante chez les couples hétérosexuels infertiles, la configuration homosexuelle évite toute forme d’hypocrisie sur la forclusion du tiers donneur, qu’elle oblige d’une certaine façon à repenser.

Quelle définition pour la famille ?

La définition même de la catégorie « famille » est  donc bien l’enjeu sous-jacent de ce débat et le fond axiologique sur lequel il se déploie. Soit on considère qu’il existe une entité qui représente le meilleur exemplaire  de cette catégorie, ici la structure nucléaire, biologique, hétérosexuelle, tous les autres types de famille étant évalués sur la base d’une plus ou moins grande ressemblance avec ce modèle, soit au contraire on considère que toutes les formes familiales ont un statut équivalent et sont également représentatives, ce qui leur confère les mêmes droits et par exemple celui au mariage. Cela suppose de prendre acte de la disjonction possible et déjà ancienne entre sexualité et reproduction (IAD) et entre conjugalité et parentalité (divorce) dans la famille hétérosexuelle pour ne pas faire de la question de l’homoparentalité, de la parentalité adoptive ou de la parentalité fondée sur la PMA le dernier bastion d’un ordre bel et bien caduc. Le fondement de la famille se déplace de la logique biologique et institutionnelle  vers celle du désir, de l’engagement et de la volonté, ce qui n’interdit pas de reconnaitre au biologique sa dimension fondatrice (cf. l’accès aux origines) et au  mariage son rôle qui évolue de l’ordre symbolique collectif à l’ordre juridique interindividuel. L’éthique de conviction qui caractérise ceux qui vénèrent un modèle familial unique et  préfèrent priver de certains droits des enfants bien réels s’oppose dans ce débat à l’éthique de responsabilité de ceux qui  songent d’abord à l’intérêt des enfants nés dans des familles homoparentales, les uns ne souhaitant pas instituer ce qui pour eux demeure exogène à leur conception de l’ordre social, les autres préférant faire droit à une réalité depuis longtemps en germe dans les textes de loi et dans les mœurs.


[1] La sémantique du prototype définit une catégorie par la plus ou moins grande ressemblance avec un prototype, un modèle idéal. Ainsi on dira que pour la classe des oiseaux, le moineau est plus prototypique que l’autruche. Cette conception s’oppose à une approche plus classique des catégories où chaque individu appartient à la catégorie s’il partage un certain nombre de traits définitoires.

Petite sémiotique de la famille Comilfaut

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Les trois corps adolescents : traitements linguistiques automatiques et analyse sémiotique du « corps » dans les données textuelles de Fil Santé Jeunes